En 2018, plus de 2 millions de téléphones «intelligents» reconditionnés se sont vendus en France. Porté par des startup, ce changement de mode de consommation oblige tous les professionnels du secteur à s’adapter.
Ecran pliable, smartphone 5G, batterie ultralongue durée, déverrouillage par reconnaissance faciale… La grand-messe de la téléphonie, le Mobile World Congress, qui se tient jusqu’au 28 février à Barcelone, regorge d’innovations toutes plus spectaculaires. Pas de quoi émoustiller Albert Kohsok, 82 ans. «A mon âge, je n’ai pas besoin d’avoir un smartphone
avec les fonctionnalités dernier cri», témoigne-t-il. «Je veux simplement pouvoir envoyer des mails, prendre des photos et faire des recherches sur Internet. Point.» Pour accéder à un bon produit à un prix raisonnable, le retraité niçois a sa botte secrète. Depuis cinq ans, il n’achète plus que des téléphones d’occasion dits reconditionnés. Il s’agit soit de modèles d’exposition, soit d’équipements déjà utilisés qui sont récupérés, contrôlés et si besoin, réparés avant d’être revendus avec une ristourne et souvent une garantie. «Je n’ai jamais été déçu, assure M. Kohsok. Sur les grandes places de marché comme Cdiscount ou Back Market, les produits sont bien emballés, tous les accessoires sont fournis. On a vraiment l’impression d’acheter du neuf!»
D’après les estimations du cabinet Counterpoint Research, 140 millions de smartphones de ce type ont ainsi été écoulés en 2017 dans le monde, soit une croissance de 13 % en un an. Le marché français suit la même tendance. Alors que, selon l’institut d’études GfK, le marché du neuf a baissé de 6,5 % en 2018, le reconditionné, lui, a progressé de 7 %, pour atteindre les 2,1 millions d’unités vendues. Ce n’est qu’un début. Avec
l’entrée en vigueur d’un indice de réparabilité qui accompagnera tous les produits électroniques et électroménagers à partir de 2020, le phénomène devrait encore s’accentuer dans les années à venir. Selon une étude
publiée lundi 25 février par Recommerce, en partenariat avec Kantar, 60%des Français se disent d’ores et déjà intéressés par l’achat d’un smartphone reconditionné chez un professionnel. Des fabricants aux distributeurs en passant par les opérateurs, toute la filière est donc sur les rangs.
Dans le local de 01 Repair, perché au 4e étage d’un immeuble en verre, au cœur du quartier chinois à Aubervilliers (SeineSaintDenis), quatre techniciens portant des gants en latex sont attablés devant des écrans d’ordinateur allumés, tournevis à la main. A leurs pieds, des caissettes remplies de smartphones usagés sous plastique. Sur les étagères derrière eux, des lots de batteries, de circuits imprimés, de faces arrière et d’écrans neufs attendent sagement preneur dans des caissettes orange numérotées. «Quand un téléphone rentre chez nous, on le répertorie dans notre logiciel, on procède à un diagnostic, on le répare, on le contrôle et on le met en stock pour la revente, explique le gérant, Saïd Benramdane. La réparation et la seconde main, ça a toujours existé dans le domaine du téléphone, sauf que c’était un marché de niche… » Qui se démocratise à grande vitesse.
DE 30 % À 50 % MOINS CHERS
«Auparavant, on avait l’habitude d’acheter son appareil avec une subvention en souscrivant un forfait chez un opérateur», souligne Jean-Lionel Laccourreye, le président du Syndicat interprofessionnel du reconditionnement et de la régénération des matériels informatiques, électroniques et télécoms (Sirrmiet), qui regroupe une vingtaine de sociétés représentant 1500 emplois et 500 millions d’euros de chiffre d’affaires. L’arrivée de Free et le développement des forfaits à bas coût incluant juste la carte SIM ont totalement changé la donne. «Quand ils ont dû financer eux-mêmes leur téléphone, les consommateurs se sont vraiment rendu compte de sa valeur», poursuit M. Laccourreye. C’est à ce moment-là que certains ont commencé à se tourner vers des modèles d’occasion, affichés en moyenne 30 % à 50 % moins chers. Et ce mouvement de fond n’a pas concerné que les smartphones. «Avec la crise économique, les Français ont connu une très forte baisse du pouvoir d’achat en 2012», rappelle Pascale Hébel, directrice du pôle consommation et entreprise du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, le Crédoc. «Ils ont alors eu tendance à freiner tous les achats plaisir et à reporter les dépenses importantes.» Jusqu’alors, le gros du marché de l’occasion professionnelle était constitué par les ventes de voitures. «Internet a accéléré le mouvement en permettant de mettre en relation des gens qui avaient des choses à vendre et d’autres qui voulaient acheter partout en France et même dans le monde», indique Dominique Roux, professeur de marketing à l’université de Reims Champagne-Ardenne, spécialiste de la consommation de seconde main. Peu à peu, l’occasion a ainsi regagné du terrain: dans le secteur des livres, les articles de puériculture. Avant d’envahir le monde du luxe… et du téléphone mobile. Avec la reprise économique, on aurait pu s’attendre à ce que la demande se tarisse. Il n’en est rien. La principale explication? Les prix des dernières générations de smartphone ne cessent de grimper. Il faut compter 1255 euros pour le premier modèle de l’iPhone XsMax avec son écran de 6,5 pouces et 1657 euros pour le Xs Max en version 512 Go, soit 40% de plus que le smic net. Si la motivation première des consommateurs pour acheter de la seconde main reste d’abord économique, d’autres facteurs entrent désormais en ligne de compte dans leur choix. «L’économie circulaire, la transition écologique infusent peu à peu les mentalités », constate Mme Hébel. Notamment les jeunes et les plus diplômés. Les consommateurs ont de plus en plus le réflexe de donner ou revendre leurs vieux appareils, plutôt que de les abandonner ou de les mettre à la cave. D’après les chiffres de Recommerce, 21 % de ceux qui ont changé de smartphone au cours des douze derniers mois l’ont revendu, dont 11%à des professionnels. Le potentiel est bien plus important. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, l’Ademe, estime ainsi à 30 millions le nombre d’appareils stockés dans nos tiroirs.
Un trésor qui a fait naître une foultitude de vocations chez les reconditionneurs. «Quand nous avons démarré en novembre 2014, nous avions 60 entreprises partenaires », raconte ThibaudHug de Larauze, cofondateur et PDG de la plate-forme française Back Market, spécialiste dans la vente en ligne de produits électroniques reconditionnés. «Aujourd’hui, on en compte plus de 500, dont 300 en France.» Tout l’enjeu est d’arriver à réguler les pratiques pour rassurer le consommateur et lui garantir un haut niveau de service. Back Market a mis en place une charte qualité et un système d’audit en interne. Mais pas sûr que cela suffise. «Sur ce marché, on ne joue clairement pas tous avec les mêmes armes, regrette Rémy Di Gennaro, gérant de Mobilecase, une PME implantée à Grenoble. Certains reconditionnent leurs marchandises avec des pièces détachées de contrefaçon, d’autres sous-traitent à l’étranger où les normes ne sont pas les mêmes qu’en France, d’autres encore ne s’acquittent pas de la TVA. Moi, j’ai fait le choix, quand j’ai monté la société en 2014, de m’inscrire sur
le long terme, dans une démarche éco-responsable, avec des partenaires locaux et un traitement des opérations réalisé en France à 100 %.» Avec l’espoir que les bons élèves finiront par évincer les brebis galeuses.
En attendant, difficile de s’imposer face à des poids lourds comme Recommerce, qui affichait en 2018 un effectif de 84 employés pour un chiffre d’affaires de 50,7 millions d’euros. «Notre ambition est d’aider les commerçants à devenir des recommerçants», explique l’un des cofondateurs, Benoît Varin. Concrètement, Recommerce rachète aux
opérateurs des flottes de téléphones qu’elle fait reconditionner dans des ateliers ou des usines partenaires en région parisienne, en Suisse, au Portugal et en Roumanie. Puis les revend en ligne ou dans la grande distribution avec une garantie de douze mois. «Depuis novembre 2018, nos téléphones sont aussi proposés dans toutes les boutiques Bouygues Telecom, soit nus, soit avec un forfait de 5 euros par mois», complète M. Varin. Sauf que plus le produit voyage, plus il doit supporter des frais de transport, ce qui réduit d’autant la marge.
4000 IPHONE TRAITÉS CHAQUE JOUR
C’est ce qui a poussé Matthieu Millet à monter sa propre usine à Poilley, dans la Manche, fin 2013. Ici, chez Remade, près de 4000 iPhone sont traités chaque jour. Certaines opérations comme les tests d’entrée ou le ponçage sont entièrement automatisées. Le reste est fait à la main. «Démonter et remonter un téléphone demande énormément de personnel», souligne David Ferrand, le directeur industrie. En 2018, la startup a ainsi dû embaucher 269 personnes pour arriver à un effectif total de 500 salariés. Avant d’être jetées dans le grand bain, les nouvelles recrues, qui viennent pour la plupart du monde de l’esthétique, de la coiffure ou de la bijouterie, suivent quatre cents heures de formation au sein de la Remade Academy, intégrée à l’entreprise. Un process industriel qui lui a permis d’aller frapper à la porte des géants de la grande distribution comme Auchan Retail en 2016. «Cela faisait un moment que nous avions senti la vague arriver, sauf que la filière n’était pas structurée pour livrer des gens comme nous», rappelle Guillaume Faure, directeur produits électroniques et électroménagers au sein du groupe. «Grâce au partenariat que nous avons monté avec Remade puis Recommerce, nous proposons aujourd’hui entre 5 et 10 téléphones reconditionnés haut de gamme– essentiellement des iPhone et des Samsung – de grade A et B dans tous nos magasins. » Et ça marche! «Nos volumes ont doublé en 2018 et on prévoit la même croissance pour 2019.» A tel point que, en 2018, l’enseigne a exporté la formule en Espagne et s’apprête à faire de même au Luxembourg, au Portugal, en Italie, en Hongrie, en Roumanie et en Pologne. Et les ventes de neuf? «Elles n’ont pas souffert, assure M. Faure. C’est ce qui nous permet d’étendre notre offre.» Même discours du côté de Fnac Darty, qui, parallèlement aux produits reconditionnés, développe un service de réparation express de smartphones et tablettes avec la société WeFix. «Ces deux activités sont complémentaires, assure Régis Koenig, directeur de la politique services chez Fnac Darty. Quelque 10 % de smartphones sont cassés chaque année. Les consommateurs attendent de nous qu’on les aide à allonger la durée de vie de leurs appareils.»
Sur ce point, les fabricants ont clairement un rôle à jouer. «La réparation et le reconditionnement ne sont en effet possibles que s’ils fabriquent des téléphones solides et durables », note Franck Aggeri, professeur de management à Mines ParisTech. C’est ce que se targue de faire Apple, pourtant pointé du doigt dans divers pays en raison de soupçons d’obsolescence programmée. «Lorsque les appareils peuvent être utilisés plus longtemps, moins de ressources doivent être extraites de la terre pour en créer de nouveaux, rappelle ainsi Jasmine Khounnala, responsable de la communication en France. L’objectif constant d’Apple de fabriquer les produits les meilleurs et les plus durables, associé à des services de réparation experts, garantit à nos clients une utilisation pendant une très longue période.» Depuis la mi-février, la marque à la pomme propose également des smartphones reconditionnés sur son site. «Que les fabricants décident de s’y mettre ou pas, de toute façon, le marché va continuer à se développer, prédit Thibaud Hug de Larauze. Alors autant qu’ils gardent la main. Ils ont un vrai argument à faire valoir: qui mieux qu’eux sont capables de réparer leurs propres produits?»