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J’ai mal à ma planète mais je me soigne!

Face à la crise écologique, ils se sont sentis démunis et ne supportaient plus l’aveuglement général. Passé l’abattement, ils ont remis en cause leurs habitudes et cherché des moyens de préserver la nature.

J’ai toujours accordé beaucoup d’importance à la protection de la planète, raconte Amélie (le prénom a été modifié), 31 ans, chargée de projets culturels à Paris. Mais avec la médiatisation des théories de l’effondrement, j’ai développé, à partir de 2017, un vrai malaise face à la catastrophe environnementale en marche. Je suis particulièrement angoissée par la hausse des températures que l’on vit depuis quelques années. Je me sens complètement démunie. » C’est ce qu’on appelle la «solastalgie». Formé à partir du mot solace (« réconfort » en anglais) et du suffixe grec algia (relatif à la douleur), ce néologisme a été inventé par l’Australien Glenn Albrecht en 2003 pour désigner « l’expérience vécue d’un changement environnemental perçu négativement ». En enquêtant dans le comté du Haut-Hunter, en Australie, endommagé par la sécheresse et la multiplication des mines à ciel ouvert, le philosophe s’est rendu compte
de la détresse des habitants face à la destruction de leur territoire. Depuis, le phénomène s’est propagé partout comme une traînée de poudre. « La vie sur Terre est en train de disparaître à cause de nous, rappelle Alice Desbiolles, médecin de santé publique, spécialiste de santé environnementale. Pas étonnant que de plus en plus de gens, hommes, femmes, jeunes, vieux, pas forcément pétris par une éducation écologique, ressentent un malaise face à cette sixième extinction de masse. » D’après un sondage Ifop publié en octobre 2018, les Français sont 85 % à se dire inquiets à cause du réchauffement climatique, et même 29 % à se déclarer très inquiets. Au-delà de la peur, aussi appelée « éco-anxiété », la solastalgie peut se traduire, selon les cas, par de la culpabilité, de la tristesse, de la colère ou du stress, souvent couplés à un sentiment d’impuissance. « Ce qui m’angoisse le plus, c’est de discuter avec des gens qui ne perçoivent pas l’urgence, témoigne ainsi Amélie. J’ai beau m’appuyer sur des travaux
scientifiques, invoquer des chiffres, certains s’obstinent à penser que c’est un effet de mode. Ça me rend folle ! »
Le fameux Syndrome du Titanic, décrit par Nicolas Hulot dans son documentaire, qui consiste à « naviguer avec un bandeau sur les yeux par temps de brouillard, à fond les manettes sur une mer parsemée d’icebergs ».
Un aveuglement général qui a plongé Florent dans une dépression chronique sévère. « Pendant longtemps, j’ai moi-même fait un peu l’autruche par rapport à la question écologique, reconnaît ce normalien de 28 ans devenu journaliste freelance. Parce que je savais que je n’aimerais pas ce que j’allais découvrir. Et puis je souffrais déjà de socio-anxiété, je ne voulais pas charger davantage la barque. » Mais à force de côtoyer des écologistes, il a fini par mettre le nez dans les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) et affronter la réalité.

EN ERRANCE DIAGNOSTIQUE
Un choc aussi brutal que douloureux. « J’avais tellement peur du monde que j’allais transmettre aux générations futures, notamment à mes nièces, que je passais mes journées enfermé dans ma chambre à regarder des séries à la con pour me vider le cerveau», confie-t-il. À tel point qu’il a dû être interné en hôpital psychiatrique… « Au bout de deux mois, les psys ont fini par me relâcher en me disant qu’ils ne savaient pas ce qu’ils pouvaient faire pour moi », lâche-t-il, dépité. Rien de très surprenant pour Alice Desbiolles : « Comme c’est un phénomène assez nouveau, les médecins ne sont pas formés, regrette-t-elle. Résultat : beaucoup de patients sont en errance diagnostique. »

FAIRE DE L’INQUIÉTUDE UN MOTEUR
Pourtant, quand l’origine du mal est identifiée, plusieurs solutions peuvent permettre d’aller mieux. La première ? Couper le robinet des mauvaises nouvelles sur les réseaux sociaux. « Leur algorithme est tellement bien fait que c’est toujours le même genre d’informations qui revient », rappelle Alice Desbiolles. Pour chasser ses idées noires, on peut également passer par la sophrologie, suivre une thérapie cognitivo-comportementale ou bien intégrer un groupe de parole. Un moyen de se rendre compte qu’on n’est
pas tout seul. « Le simple fait de se sentir écouté crée un grand soulagement », constate Marie Romanens, psychiatre et psychanalyste spécialisée dans l’écopsychologie. Mais ce n’est pas suffisant. « Lorsque leurs symptômes ne sont liés qu’à la crise écologique et non à une fragilité plus profonde, je demande aux patients: “Comment pouvez-vous agir et faire de l’inquiétude un moteur ?” » À cette question, Florent a trouvé plusieurs réponses. « Je suis devenu végétalien du jour au lendemain, j’ai entamé ma transition vers le zéro déchet et surtout je me suis engagé sur la voie de l’activisme écologique et social », énumère-t-il. Il a notamment lancé un projet de ferme en permaculture avec l’ambition à terme d’en faire un «écovillage ». « Je ne me fais pas d’illusion, reconnaît le jeune homme. Je sais très bien que ce n’est pas cela qui changera la donne, mais au moins je me sens plus aligné avec mes valeurs. » Et c’est loin d’être accessoire : « Certes il faut apprendre à lâcher prise et accepter que l’on ne puisse pas tout changer tout seul, insiste Alice Desbiolles. Mais pour éviter la dissonance cognitive, il est important de se montrer soi-même irréprochable. » Pour y parvenir, Florence, médecin à l’hôpital Bichat, à Paris, a dû changer pas mal de ses habitudes. « Moi qui adorais voyager, j’ai commencé par arrêter de prendre l’avion, témoigne la jeune femme de 34 ans. Puis je me suis mise à acheter tous mes fruits et légumes en circuits courts et à fabriquer moi-même ma lessive. Aujourd’hui, au travail, je refuse tous les échantillons qui me sont proposés par les laboratoires. Mais mon principal cheval de bataille est d’arriver à introduire dans les études de médecine un cours sur ce qu’est l’effet de serre, ses impacts… »

PRENDRE SES RESPONSABILITÉS
À 45 ans, Patrice, originaire du Nord-Pas-de-Calais, a, lui, décidé carrément de changer de vie. « Avant, j’étais complètement dans le système, raconte-t-il. J’exerçais comme artisan couvreur-zingueur. J’avais trois employés, je faisais 15 000 € de chiffre d’affaires par mois. Avec ça, j’étais persuadé de pouvoir épargner à mes enfants l’esclavage moderne. » Jusqu’au jour où il a commencé à se plonger dans les livres de collapsologie… « J’ai alors pris conscience des limites de la civilisation thermo-industrielle. J’ai compris qu’avec le réchauffement climatique, nous étions tous des migrants en devenir. » Après plusieurs mois de dépression, Patrice plaque sa boîte et achète un terrain. Son objectif ? Monter un projet d’autosuffisance alimentaire. « Si demain mes garçons me demandent ce que j’ai fait pour éviter la catastrophe, au moins j’aurai quelque chose à leur répondre.» Pour ne pas avoir à porter une telle responsabilité, Florence, elle, semble prête à renoncer à la maternité au nom de la préservation de la planète. «Pour l’instant, le sujet n’est pas à l’ordre du jour pour moi, mais s’il devait l’être, je prendrais forcément en compte ce critère, souligne-t‑elle. Pour moi, on ne peut pas envisager d’avoir un enfant sans réfléchir à l’avenir qu’on lui offre. »