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Économie Pèlerin

Notre urine vaut de l’or

Le coût de traitement des eaux usées et les limites des engrais de synthèse ont exhumé une pratique millénaire : le recyclage des urines à des fins agricoles. Une filière émerge, portée par des chercheurs, des citoyens engagés et des entreprises.

La nuit commence tout juste à pointer le bout de son nez, ce mercredi de mars, quand Bruno, 58 ans, déboule devant les grilles du parc Henri-Matisse de Châtillon (Hauts-de-Seine), un cabas à la main. À l’intérieur, un bidon de cinq litres rempli à ras bord : son dernier remplissage. Avec une vingtaine de membres de l’association pour le maintien d’une agriculture
paysanne (Amap) de la ville, Bruno participe à un programme de collecte d’urine humaine. « Ma petite contribution à la transition écologique », dit en souriant le père de famille, salarié dans une association de lutte contre la grande pauvreté. Au lieu de jeter ses déjections dans les toilettes, il les stocke dans des jerricans qu’il vide environ tous les dix jours au fond de la
cuve collective, installée dans un petit local fermé près de l’entrée. Cet or jaune glané est ensuite utilisé par un agriculteur pour fertiliser ses haies.

« L’initiative est partie d’une mobilisation citoyenne », raconte Louise Raguet, designer en assainissement écologique et chef du projet Enville, pour « engrais humain des villes ». « Connaissant le potentiel fertilisant de l’urine et les pollutions associées au traitement des eaux, plusieurs habitants d’Île-de-France se sont mis à collecter leur pipi mais se sont vite heurtés à un problème de stockage. C’est ce qui nous a amenés à imaginer cette filière de valorisation. »

Le projet peut prêter à sourire. Recycler notre urine, en voilà une drôle d’idée ! Le programme est pourtant porté par une équipe de chercheurs de la très sérieuse École nationale des ponts et chaussées, dont l’ambition est de sortir du schéma linéaire classique « je produis, je jette » pour proposer un système alimentaire plus durable. « La production agricole française et européenne dépend fortement des engrais azotés, fabriqués pour l’essentiel dans les pays gaziers comme la Russie, à grands coups de gaz à effet de serre », rappelle Fabien Esculier, qui coordonne le programme. Le système a montré ses limites avec le conflit en Ukraine, les problèmes d’approvisionnement et la flambée des prix. Il devient donc urgent de développer des alternatives. L’urine en est une. D’après le
chercheur, récupérer les nutriments contenus dans l’urine des plus de 10 millions d’habitants de l’agglomération parisienne permettrait de façonner 25 millions de baguettes de pain chaque jour.

Ressource riche en nutriments

On le sait peu mais le précieux liquide, que chacun de nous produit à raison d’un litre et demi par jour, est bourré d’azote, de phosphore et de potassium. Des nutriments indispensables à la croissance des plantes qui, au lieu d’être valorisés, sont envoyés directement en station d’épuration. Mais ce processus d’assainissement, incontournable avant le rejet des eaux
usées en milieu naturel, est très énergivore pour un résultat plus qu’imparfait. Malgré les traitements, en effet, beaucoup de composants présents dans les eaux usées finissent dans les rivières. « Il en découle une surabondance d’algues et de la pollution, alors qu’en rendant à la terre les nutriments que nous évacuons, on fertiliserait les cultures », souligne Fabien Esculier.

C’est précisément ce à quoi s’emploie Renaud de Looze dans son jardin, près de Grenoble (Isère), depuis près de trente ans. « Un jour, mon épouse est tombée sur un article mentionnant une expérience menée par des chercheurs en Suisse qui avaient mis au point un engrais à base d’urine. J’ai commencé à faire des tests chez moi et j’ai vite vu les résultats, raconte ce pépiniériste. J’incorpore dans le sol au moins trois litres de compost par mètre carré, je verse trois litres d’urine non diluée et quand l’odeur désagréable a disparu, je démarre les plantations», détaille cet ingénieur de formation, qui a partagé sa recette dans un livre*.

Séparation à la source

L’idée n’est pas nouvelle. Pendant des siècles, la pratique a été monnaie courante dans les campagnes puis s’est peu à peu perdue en Europe avec l’arrivée des engrais de synthèse et le développement du tout-à-l’égout. Depuis les années 1990, une nouvelle dynamique émerge. En 2018, des étudiants de l’université du Cap, en Afrique du Sud, ont ainsi mis au point la toute première biobrique recyclée à partir d’urine humaine. Longtemps restée à l’écart, la France a fini par suivre le mouvement sous l’impulsion d’associations, de chercheurs, d’entreprises et de quelques acteurs publics. En Bretagne, un étudiant de 22 ans s’apprête à mettre sur le marché un module sanitaire spécialement conçu pour récupérer l’urine. « C’est une première étape, explique Louison Jannee, élève ingénieur à Lorient. Mon ambition à terme est d’utiliser les effluents récoltés pour produire de l’électricité. »

Plusieurs initiatives de « séparation à la source » de l’urine ont vu le jour dans des bâtiments collectifs, comme au siège social de l’Agence spatiale européenne, ou à l’Académie du climat à Paris. Dans la capitale, un cap sera bientôt franchi avec l’écoquartier Saint-Vincent-de-Paul, dans le XIVe arrondissement. Les 600 logements, qui devraient être livrés en 2026,
seront chacun dotés de toilettes à séparation d’urine. « Les effluents arriveront dans des cuves en sous-sol », explique Julie Ginesty, responsable ville durable à Paris Métropole aménagement. « Un système permettra de transformer l’ammoniac présent dans les urines en nitrates. Le tout sera ensuite purifié à l’aide de filtre à charbon, puis distillé afin de réduire les
volumes à transporter. » Un système complexe qui va engendrer un surcoût d’environ 1 million d’euros pour un gain carbone
estimé à 65 % par rapport au schéma classique. L’or jaune ainsi collecté servira à fertiliser les espaces verts de la ville de Paris.

Des initiatives tricolores

Autre signe de l’essor de la filière : l’industrie se positionne. La start-up suisse VunaNexus, créée en 2016, a été la première à récupérer les nutriments contenus dans les urines pour produire un engrais liquide concentré. Son fameux Aurin a obtenu une autorisation de mise sur le marché français l’an dernier. La société Toopi Organics, née en 2019 dans la région bordelaise, s’est spécialisée dans la transformation et la valorisation de l’urine humaine en biostimulants agricoles. Ses
principaux gisements ? Les festivals de musique, les établissements recevant du public comme le Futuroscope (Vienne) ou encore les aires d’autoroute. Sur l’A10, dans le secteur de Châtellerault et de Poitiers
(Vienne), quatre aires de repos du réseau Vinci autoroutes ont été équipées d’urinoirs secs. L’urine récoltée est d’abord filtrée pour enlever les déchets comme les poussières, les poils… puis fermentée. « On y ajoute des bactéries qui, une fois épandues dans les champs, participeront à la croissance des plantes », explique René Mesnage, directeur général adjoint. En 2024, Toopi Organics a vendu 100 m3 de ses produits et espère tripler, voire quadrupler les volumes en 2025. Encore faut-il convaincre les premiers utilisateurs, autrement dit les agriculteurs. Les études scientifiques
disponibles ne démontrent pas de risques sanitaires pour les populations mais, chez les paysans, la prudence reste de mise. « Il y a quelques années, certains agriculteurs qui avaient étalé dans leurs champs des boues des stations d’épuration ont eu interdiction de vendre leur production au secteur de l’alimentation infantile », rappelle Christophe Dion, chef du service agronomie à la chambre d’agriculture d’Île-de-France. Hors de question pour eux de prendre le risque, même si l’urine véhicule moins d’agents pathogènes que les matières fécales.

Agriculteur dans le Loiret, Simon Ronceray sauterait bien le pas, mais la législation française interdit l’utilisation de l’urine dans tout type de culture biologique. « Un non-sens quand on sait qu’on a utilisé du lisier d’animaux pendant des années », s’indigne-t-il. En attendant un changement de loi, il verse de l’urine sur ses haies. Dans les filières agricoles conventionnelles,
l’urine y est seulement autorisée comme engrais alternatif. Dans la cour de
son exploitation, implantée sur le plateau de Saclay, au sud-ouest de Paris, Emmanuel Laureau, céréalier, remplit son engin pulvérisateur d’urine recueillie lors de festivals. Le plein effectué, il commence l’épandage sur un champ à côté, où il prévoit de semer du maïs. « J’aime bien ce qui est nouveau et en même temps je rends service aux stations d’épuration », glisse-t-il avec une certaine fierté. Voilà sept ans qu’Emmanuel participe à une expérimentation avec la chambre d’agriculture d’Île-de-France et
l’association Terre et cité. L’idée est de tester la fertilisation à base d’urine sur des petites parcelles de blé tendre, de maïs et de colza, les trois cultures majoritaires sur le territoire. Verdict ? « On a à peu près les mêmes rendements qu’avec les engrais azotés », assure l’agriculteur… mais pas mal de contraintes en plus. Avant d’utiliser l’urine, l’Organisation mondiale de la santé recommande par exemple de la stocker un à six mois, et de la passer au filtre à charbon actif afin d’enlever les odeurs incommodantes et les déchets médicamenteux. Des coûts supplémentaires que la profession n’est pas prête à supporter. Le pipi étant moins concentré en azote, des quantités bien plus importantes doivent par ailleurs être épandues. Cette contrainte impose l’emploi d’engins lourds, qui peuvent endommager
les sols. Sans compter le problème de disponibilité de cette ressource inattendue. « Pour couvrir tous les besoins en agriculture, il faudrait collecter les trois quarts des urines des Franciliens », rappelle Christophe Dion. « Tant que les toilettes à séparation ne seront pas déployées à grande échelle, l’urine ne pourra être utilisée qu’en appoint. »

Le défi de l’acculturation

Reste à embarquer les consommateurs. « Dans nos sociétés, les matières organiques issues de notre corps sont taboues », constate l’anthropologue Marine Legrand, chargée de recherche à l’École nationale des ponts et chaussées. « Une fois qu’on est allé aux toilettes, ça disparaît et on ne
veut surtout pas savoir ce qu’il y a après. » L’un des enjeux est de « reconnecter » les citoyens avec leurs excréments. Une révolution
culturelle qui prendra du temps. Pour accélérer le mouvement, Renaud de Looze vient de lancer des formations « urocycleurs ». Il ambitionne de créer un réseau de formateurs capables de transmettre les bonnes techniques pour transformer l’urine en engrais. Dubitative, Cécile, 73 ans,
n’est pas encore prête à s’inscrire. « Je ne doute pas des vertus de l’urine, témoigne-telle. Mais ça me paraît compliqué à mettre en place en appartement. Je ne me vois pas utiliser un pot de chambre et le trimballer
jusque sur le balcon ! » La « pipiculture » doit encore tracer son chemin.

*L’urine, de l’or liquide au jardin (Éd. de Terran)


Une tradition ancienne

Donner une seconde vie à l’urine humaine : la pratique
se perpétue depuis des millénaires dans l’agriculture. En Chine, des archives témoignent de cet usage plus de 1 000 ans avant J.-C., et ce système de recyclage y a perduré jusqu’à la fin des années 1990. En Occident, l’usage agricole de l’urine a aussi existé dans l’Antiquité, mais ce sont surtout les teinturiers qui s’en servaient pour dégraisser la laine de mouton et fixer les couleurs
lors du tannage des peaux. À tel point que l’empereur Vespasien (9-79) a fini par instaurer une taxe spéciale dès le premier siècle de notre ère afin de garnir les caisses du gouvernement de Rome. Quand son fils lui en a fait le reproche, il a répondu cette maxime latine restée dans l’histoire : « pecunia non olet » (« L’argent n’a pas d’odeur ! »). « À Paris, cette industrie florissante a perduré jusqu’au XIXe siècle, explique Étienne Dufour, doctorant en aménagement du territoire. On recueillait les excréments dans des fosses d’aisances installées en pied d’immeuble. Et des vidangeurs revendaient ensuite la matière collectée à des usines qui la transformaient en sulfate d’ammonium. »
La Suède, pays pionnier

La Suède a, dès les années 1990, mis en place, la séparation
à la source de l’urine dans plusieurs écoquartiers. À Understenshöjden, premier écovillage de Stockholm, 44 maisons sont ainsi équipées. Le liquide collecté via un
réseau séparé est drainé vers des citernes, puis répandu sur les champs voisins. « Tanum, sur la côte ouest, a développé
une politique encourageant l’installation de toilettes sèches ou à séparation », raconte l’anthropologue Marine Legrand. La municipalité assure la vidange, le stockage et la valorisation agricole. L’île de Gotland, elle, a lancé un projet innovant : fabriquer un engrais déshydraté à base d’urine grâce à la chaleur produite par une cimenterie. Une façon d’économiser l’énergie.